I
LA MARQUE DE MISAINE
Richard Bolitho posa les mains sur le rebord de la fenêtre grande ouverte et resta là à contempler le jardin. Au-delà du mur, c’était la mer.
Cette journée de mai aurait dû lui paraître de toute beauté. Même la silhouette trapue du château de Pendennis qui gardait les approches de Falmouth et la passe de Carrick semblait moins impressionnante. Après neuf années de guerre contre la France et ses alliés, l’Angleterre connaissait la paix. C’était une chose à laquelle il était encore difficile de se faire. Lorsqu’une voile inconnue se montrait au large, les jeunes gens de Falmouth ne prenaient plus les armes pour se défendre contre un éventuel vaisseau ennemi. Et ils ne couraient plus se réfugier dans les terres si ladite voile était celle d’un vaisseau du roi. Dans ce cas, cela signifiait autrefois l’arrivée de l’un des détachements de presse si détestés qui venaient arracher les hommes à leurs foyers pour les envoyer servir à la mer, ce dont ils ne reviendraient peut-être jamais. Il n’était certes pas facile de croire que tout ceci était bel et bien terminé.
Il aperçut la voiture qui attendait à l’ombre près des écuries. C’était presque l’heure. Bientôt, on allait faire sortir les chevaux pour les atteler. Non, ce n’était plus pour la semaine suivante ni pour le lendemain, mais pour le jour même.
Il se retourna et laissa ses yeux s’habituer à la pénombre après l’éblouissement du soleil. La grande demeure grise qui était celle de la famille Bolitho depuis des générations était tranquille, comme si elle aussi retenait son souffle, comme si elle essayait de retarder l’inévitable.
Cela faisait maintenant plusieurs mois qu’il était rentré chez lui après la bataille au cours de laquelle il avait réduit en miettes les espoirs de l’ennemi d’envahir l’Angleterre. Il avait par la même occasion anéanti l’un des atouts des Français dans les pourparlers de paix. Sept mois déjà, sept mois qu’il avait épousé Belinda et connaissait un bonheur si complet qu’il n’aurait jamais osé l’espérer.
Il s’avança jusqu’au pied du grand escalier et s’arrêta pour admirer les portraits de famille noyés dans l’ombre. Ceux qu’on voyait là avaient aussi dû se tenir à cet endroit dans des moments semblables. Ils avaient dû se demander s’ils reverraient un jour leur demeure. Son arrière-arrière-grand-père, le capitaine de vaisseau Daniel Bolitho, sur le pont de son bâtiment en flammes. Il était mort au cours de la guerre contre l’Alliance protestante. Son portrait traduisait fidèlement les traits des Bolitho. On les reconnaissait aussi dans les portraits de son père et de son frère Hugh, morts également, et sur les visages de tous les autres.
À présent, il allait reprendre la mer une fois encore. Ces derniers mois lui faisaient l’effet d’avoir coulé aussi vite que le sable dans un sablier d’une heure. Lorsqu’il avait été convoqué à Londres, à l’Amirauté, il ne savait pas ce qui l’attendait. La paix d’Amiens venait d’être signée et était apparemment solide, on eût dit que toutes ces leçons apprises de façon si amère avaient été oubliées. Le plus gros de la flotte avait été désarmé, des milliers d’officiers et de marins avaient été renvoyés et on les avait priés de se débrouiller comme ils pouvaient.
Les affectations de jeunes officiers généraux étaient rares et les seigneuries de l’Amirauté les distribuaient comme des faveurs. Bolitho avait été très surpris lorsqu’il avait pris connaissance de ses ordres : il devait appareiller sans délai pour se rendre en Amérique puis de là aux Antilles. Il ne s’agissait pas de commander une escadre, mais d’embarquer à bord d’un vaisseau de deuxième rang, un deux-ponts, avec une frégate pour seule et unique conserve, destinée à assurer ses communications et diverses autres tâches.
L’amiral Sir Hayward Sheaffe l’avait reçu avec une certaine courtoisie, même si son accueil était resté très officiel. C’est lui qui avait succédé à l’amiral Beauchamp. Bolitho s’était dit qu’on avait là de quoi mesurer toute la différence entre guerre et paix. Beauchamp, miné par la maladie, était mort à la tâche sans savoir que son dernier plan stratégique avait réussi avec la destruction de la flottille d’invasion française. Sheaffe était un homme assez froid, terre à terre, l’administrateur par excellence. On avait du mal à imaginer qu’il avait parcouru tous les échelons de la carrière, ayant commencé aspirant pour se retrouver où il était.
Les paroles qu’avait prononcées Sheaffe dans cette pièce si calme résonnaient aux oreilles de Bolitho, aussi précises que s’il sortait de l’entretien :
— Je sais que cela doit représenter pour vous une décision assez pénible, Bolitho. Après votre évasion des prisons ennemies, après la victoire que vous avez remportée sur cet amiral français, Remond, vous souhaitiez sans doute – et nombreux seraient ceux qui vous comprendraient – une affectation plus tranquille. Cependant… – il avait prononcé ce mot en tramant un peu – … cependant, la guerre ne s’arrête pas lorsqu’on a tiré le dernier boulet. Pour cette mission, Leurs Seigneuries ont besoin d’un homme de tact, mais qui soit aussi homme d’action. Néanmoins, cette mission est assortie d’une récompense, ce me semble : vous voilà promu vice-amiral de la Rouge.
En prononçant ces mots, il scrutait Bolitho, dont il guettait la réaction.
— Vous serez le plus jeune et le moins ancien de la liste navale. Enfin, à l’exception de Nelson, le petit chéri du pays, ajouta-t-il simplement.
C’était donc cela ! Sheaffe jalousait ceux qui étaient aimés et admirés tant chez eux que par leurs ennemis. En dépit de sa position, malgré son statut, Sheaffe les jalousait.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle il avait soigneusement passé sous silence la préoccupation centrale de Bolitho : la délivrance de Belinda, qui attendait leur premier enfant, n’était plus qu’une question de semaines. Sheaffe le savait pertinemment. Jusqu’à Londres, les journaux avaient raconté que l’église de Falmouth était pleine à craquer, remplie d’officiers et de marins de l’escadre de Bolitho en ce jour d’octobre 1801, l’année précédente. Peut-être était-il jaloux de cela, également ?
Bolitho n’avait pas bronché. Si Sheaffe s’attendait à le voir se plaindre, à lui demander un délai avant d’appareiller, c’est qu’il était passé à côté du personnage.
Il entendit un bruit de pas sur le sol carrelé de l’autre côté de la porte et se raidit soudain.
Même à contre-jour, le visage à demi caché dans la pénombre, elle était ravissante. Il ne se lassait jamais de la regarder, de savourer cet élan qu’elle suscitait chez lui. Les rayons du soleil effleuraient sa chevelure châtaine, la douce courbe de sa gorge.
— C’est l’heure, fit-elle.
Elle parlait d’une voix calme et égale, et Bolitho devinait ce que cet effort lui coûtait.
Comme en contrepoint, sur un mode mineur, à leurs émotions, montaient le bruit des sabots des deux chevaux sur les pavés, les voix des palefreniers qui vaquaient à leurs occupations.
Elle s’approcha, lui posa les mains sur les épaules.
— Je suis si fière de vous, mon chéri ! Dire que j’ai pour mari un vice-amiral…
Sa lèvre se mit à trembler, ses yeux qui brillaient d’une lueur nouvelle trahissaient son désespoir.
Il la prit doucement dans ses bras ; son corps autrefois si gracile se pressait contre lui comme si leur enfant était déjà parmi eux.
— J’exige que vous preniez le plus grand soin de vous en mon absence, Belinda.
Elle se recula un peu et le fixa intensément : on eût dit qu’elle cherchait à graver chaque détail dans sa mémoire.
— Mais non, c’est vous qui devez faire bien attention. Vous avez prévenu tous mes désirs. Tout le monde est si gentil ici, vos gens font tout pour m’aider, pour rester à portée, alors que tout ce dont j’ai besoin, c’est vous – et, le voyant qui allait répliquer : Ne vous inquiétez pas, le rassura-t-elle avec un doux mouvement de la tête, je ne faiblirai pas. Malgré votre départ, je suis heureuse, comprenez-vous ? Pendant ces derniers mois, chaque jour était le premier jour. Chaque fois que vous me prenez dans vos bras, c’est une véritable découverte. Quand nos corps unis ne font plus qu’un, je me sens toute remplie de mon amour pour vous. Mais je ne suis pas stupide à ce point, je ne veux à aucun prix m’interposer entre votre monde et vous. Je vois bien votre regard quand il suit un navire prenant la passe de Carrick, je vois bien votre expression quand Thomas ou Allday mentionnent quelque endroit que je ne connaîtrai jamais, évoquent un souvenir que je ne pourrai jamais partager. Lorsque vous reviendrez, je serai ici, je vous attendrai, mais ce sera comme si nous étions toujours ensemble, où que vous alliez.
On frappa à la porte : Allday était là qui les regardait ; sa bonne figure était grave, il s’inquiétait.
— Tout est paré, amiral.
C’était un vrai chêne, cet Allday, lui qui symbolisait si bien cet autre monde auquel Belinda avait fait allusion. Avec sa plus belle vareuse de drap bleu et son pantalon de nankin blanc, il faisait marin en diable ; on voyait bien qu’il s’agissait de l’homme de confiance d’un vice-amiral. Il était au service de Bolitho depuis que son maître était jeune capitaine de vaisseau. Ensemble, ils avaient vu des choses extraordinaires ou terribles ; aux joies comme aux souffrances qu’ils avaient éprouvées, ils avaient pris part égale.
Lorsqu’il avait appris la nouvelle de cette promotion inattendue, Allday avait dit, enthousiaste : « Enfin, amiral, vous voilà avec une marque au mât de misaine, pas vrai ? C’est pas dommage, si vous voulez mon avis. J’sais vraiment pas pourquoi ça leur a pris tout ce temps-là ! »
— Merci.
Allday tenait son manteau tout neuf et en présentait les manches à son maître. Le rêve s’était réalisé, ce rêve qui lui semblait inaccessible lorsque, lieutenant de vaisseau, il arpentait la dunette ou même encore le jour où il avait pris son premier commandement.
Le visage tendu, elle le regardait, serrant les doigts comme pour mieux contenir ses sentiments et les mots qui lui venaient aux lèvres.
— Vous êtes si beau, Richard !
— Ça, on peut le dire, madame !
Allday mit soigneusement en place les revers et s’assura que les épaulettes dorées avec leurs deux étoiles d’argent tombaient exactement comme il fallait.
Une fois en mer, songea Allday, les choses seraient différentes. Mais ici, dans la grande demeure grise, il avait trouvé un foyer. Il détourna les yeux, incapable de les voir ainsi. Il faisait partie de la famille. Enfin, presque.
— Je pourrais vous accompagner jusque dans le Hampshire, suggéra-t-elle d’une voix douce.
Bolitho la prit dans ses bras.
— Non, le voyage jusqu’à la rivière de Beaulieu serait déjà trop fatigant pour vous. Et puis il y aurait le retour, qui me rendrait fou d’inquiétude.
Pour le coup, elle ne tenta même pas de discuter. Ils avaient beau n’en avoir jamais parlé, ils savaient l’un et l’autre qu’une voiture renversée avait autrefois détruit son bonheur et qu’un second accident identique leur avait fait connaître à tous deux une nouvelle vie.
Bolitho rendait grâce au ciel de ce que son bâtiment fût suffisamment loin pour qu’elle ne pût le suivre en risquant un accident avec leur premier enfant. Il était déjà assez dur de l’abandonner au moment où elle avait le plus besoin de lui, sans y ajouter cela. Ferguson, son fidèle maître d’hôtel, était là, le médecin n’était pas loin. Nancy, sa sœur, avait passé plus de temps chez eux que dans la splendide demeure de son mari, seigneur de l’endroit, que l’on surnommait dans le pays le Roi de Cornouailles.
Et, la semaine suivante, Dulcie, l’épouse de Herrick, devait arriver du Kent, pour tenir compagnie à Belinda jusqu’à la naissance.
Presque confus de sa récente promotion au grade de contre-amiral, Herrick avait pris le commandement d’une petite escadre et avait appareillé pour Gibraltar où il devait attendre ses ordres.
Cette fois, songeait Bolitho, il n’y aurait plus aucune tête connue. Peut-être était-ce aussi bien ainsi : pas de souvenirs. Les doutes comme les succès gagnaient à rester définitivement associés au passé.
— Prenez bien soin de vous, Richard, lui dit-elle. Je déteste vous voir partir, mais je comprends aussi les raisons pour lesquelles vous devez le faire.
Bolitho la prit contre lui. Pourquoi ne trouvait-il jamais les mots justes au moment même où il en avait si grand besoin ?
Depuis qu’il était revenu de l’Amirauté avec ses ordres secrets, elle avait réussi à dominer son dépit et son désespoir. Une fois, une seule fois, la nuit, elle s’était écriée : « Mais pourquoi vous ? Devez-vous vraiment y aller ? » Puis, comme si ce n’avait été qu’un mauvais rêve, elle avait sombré dans un sommeil agité, sans avoir obtenu de réponse.
Il entendit la voix d’Allday derrière la porte : il était en train de surveiller le chargement de quelque ultime bagage dans la voiture. Pauvre Allday, songea-t-il, le voilà de nouveau parti après ce qu’il a enduré au cours de son emprisonnement en France. Immanquablement il répondait présent quand on avait besoin de lui. Leurs liens étaient plus forts que jamais et, lorsque Bolitho cherchait quelqu’un à qui se confier, quelqu’un qui ne fût pas l’un de ses officiers, Allday était toujours là, prêt à s’exprimer.
Bolitho avait souvent éprouvé un certain remords à le voir aussi fidèle. En dehors de son service, en dehors de leur amitié, il ne possédait rien. Pas de femme pour tenir son logis en attendant qu’il rentre de mer, pas de maison à lui en dehors de ces murs. Il était injuste de l’emmener une fois encore alors qu’il avait acquis et au-delà le droit de rester à terre pour de bon. Mais Bolitho savait qu’Allday lui en voudrait, serait blessé même, s’il lui suggérait de ne pas l’accompagner.
C’est l’heure, il faut que je m’en aille.
Ils se dirigèrent ensemble vers la grande porte à double battant. Ils étaient décidés, mais redoutaient l’instant fatidique. La lumière du soleil les éblouit comme un ennemi. Bolitho regarda la voiture avec un sentiment de haine. Il avait déjà fait ses adieux à sa sœur, à Ferguson, son maître d’hôtel manchot, à tous ces êtres familiers qui travaillaient dans la grande demeure et alentour.
— Je vous enverrai de mes nouvelles par le premier brick courrier. Lorsque je serai en Amérique, on me donnera sans doute l’ordre de rentrer immédiatement.
Il la sentit qui s’agrippait à son bras et se détesta de la leurrer en lui donnant pareil espoir.
L’amiral Sheaffe l’avait laissé dans le doute sur l’importance réelle de sa mission : se rendre à Boston, « en terrain neutre », selon ses propres termes, y rencontrer les autorités françaises et américaines pour arrêter les clauses précises de la passation des pouvoirs dans cette île, conformément à ce qui avait été arrêté par la paix d’Amiens.
Bolitho jugeait que tout cela n’avait aucun sens. Rendre à leur vieil ennemi une île gagnée au prix du sang britannique ! Et il n’avait pu s’empêcher de le dire à l’amiral Sheaffe : nous avons signé la paix, amiral, nous n’avons pas perdu la guerre !
Mais, dans ce bureau froid de l’Amirauté, cela avait peut-être été pris comme un enfantillage. Sheaffe lui avait tranquillement répondu : « Et nous n’avons pas du tout envie que vous provoquiez une nouvelle guerre, amiral ! »
Comme pour indiquer que le moment du départ était venu, l’un des chevaux se mit à piaffer sur les pavés.
Bolitho donna à Belinda un baiser passionné ; ses lèvres étaient toutes salées de ses larmes.
— Je reviendrai…
Doucement, tout doucement, ils se séparèrent et Bolitho descendit les marches usées, puis, arrivé devant la voiture :
— Montez donc avec moi, dit-il à Allday, qui attendait avec un valet, en lui indiquant la portière.
Il se retourna pour la regarder. Elle se détachait sur le mur gris et paraissait ainsi étrangement fragile. Il avait tant envie de l’étreindre une dernière fois !
Il s’installa ; peu après les roues grinçaient sur les pavés et l’on passa le portail.
C’était fini.
Allday, assis, les mains croisées, contemplait le visage grave de Bolitho en essayant de deviner son humeur.
Sept mois à terre, voilà qui semblait une éternité à Allday, mais il savait bien qu’il valait mieux ne pas trop le faire remarquer à Bolitho. Depuis qu’il était dans la marine, c’était sans doute la plus longue période qu’il eût jamais passée à terre. Il était berger en Cornouailles lorsqu’un vaisseau de guerre, commandé par Bolitho, avait jeté l’ancre et mis à terre un détachement de presse. Ce jour-là, plusieurs hommes du pays s’étaient fait prendre. Allday était l’un d’entre eux, et Ferguson, le maître d’hôtel, un autre. Pauvre Ferguson, qui avait laissé un bras aux Saintes ! Mais, tout comme Allday, il était resté depuis avec Bolitho.
L’air chaud, les senteurs lourdes de la campagne, tout cela le rendait somnolent. Il savait bien que, même si Bolitho lui avait demandé de lui tenir compagnie pendant ce long voyage jusqu’à la rivière de Beaulieu, dans le Hampshire, là où les attendait leur nouveau bâtiment, il n’avait pas envie de faire la causette. Ils auraient bien le temps de parler au cours des semaines et des mois qui les attendaient.
Un nouveau bâtiment… Comment serait-il ? Allday s’étonnait lui-même de ressentir encore autant de curiosité. Sa position de maître d’hôtel personnel d’un vice-amiral lui permettait de ne rien craindre de personne. Mais le marin qu’il était ne pouvait se désintéresser de la chose.
Ce n’était pas un vaisseau de premier rang, doté d’une centaine de pièces ou davantage, pas même un soixante-quatorze comme le Benbow, le dernier bâtiment amiral de Bolitho, mais le plus petit des vaisseaux de ligne encore armés.
Le HMS Achate, soixante-quatre canons, appartenait à une espèce en voie de disparition : c’était plus une grosse frégate qu’un véritable vaisseau de ligne capable de tenir le choc d’un combat singulier.
L’Achate avait vingt et un ans, ce qui faisait de lui un véritable vétéran. Il avait connu toutes les batailles de son époque. Il avait passé le plus clair de ses dernières années dans les Antilles et parcouru un nombre invraisemblable de milles entre Antigua, où il était basé, et le lointain Atlantique Sud en longeant les possessions espagnoles.
Allday se demandait avec un peu d’inquiétude pourquoi on l’avait donné à Bolitho comme navire amiral. Pour cet esprit simple, ce n’était là qu’une vexation supplémentaire. Tout ce que son maître avait fait et souffert pour l’Angleterre aurait dû lui valoir l’anoblissement. Mais voilà, tout se passait comme si quelque puissance supérieure nourrissait du ressentiment, voire de la haine, envers cet homme à qui lui, Allday, aurait volontiers sacrifié sa vie.
Il songeait à la scène d’adieux à laquelle il venait d’assister. Quel couple merveilleux ils formaient ! Elle, ravissante avec ses longs cheveux châtains ; lui, jeune vice-amiral dont les mèches n’avaient rien perdu de ce noir de jais qu’Allday lui connaissait depuis que, enrôlé de force, il avait rejoint le bord.
Assis en face de lui, Bolitho voyait Allday qui dodelinait doucement de la tête. Il connaissait l’énergie dont il savait faire preuve et lui était reconnaissant d’être là.
Allday avait pris du coffre, et l’on avait l’impression que rien ne pourrait jamais l’abattre. Un vrai chêne. Il sourit tout seul en dépit de la tristesse que lui causait la séparation, à un moment où elle avait le plus besoin de sa présence.
Il avait vu Allday se battre comme un lion sur le pont ensanglanté de tant de vaisseaux ! Mais il l’avait aussi vu en larmes alors qu’on emportait Bolitho en bas, lorsqu’il avait été grièvement blessé au combat. Comment imaginer pouvoir vivre sans Allday ?
Il songeait aussi à son nouveau vaisseau amiral et à la mission qui allait l’emmener en Amérique puis aux Antilles.
Il était soulagé de savoir que son capitaine de pavillon était un vieil ami. Valentine Keen, qui avait commencé comme aspirant sous ses ordres et partagé ses joies et ses peines dans bien des circonstances. Le précédent commandant de l’Achate était mort de la fièvre alors que son bâtiment passait d’Antigua en Angleterre, pour subir un carénage dans son port d’armement.
Il se dit que cela serait agréable d’avoir Keen pour capitaine de pavillon. Il vit la tête d’Allday qui tombait sur sa poitrine et se souvint qu’il avait une fois sauvé la vie de Keen en arrachant de ses propres mains un éclat de bois planté dans son aine, car il ne faisait pas confiance au chirurgien du bord, complètement soûl.
Bolitho se détourna pour observer un groupe de paysans qui faisaient une pause à l’entrée d’un champ en buvant un cidre brut tiré de grandes jarres de terre cuite.
Quelques-uns d’entre eux regardèrent la voiture, un homme leva le bras pour le saluer. On allait bientôt savoir dans tout le pays qu’un Bolitho était reparti, une fois de plus. Mais reviendrait-il ? Il songea à Belinda, demeurée dans la grande maison si tranquille. Si seulement…
Il baissa les yeux sur les galons dorés flambant neufs qui ornaient son manteau et essaya de réfléchir aux quelques mois qui l’attendaient. Il n’était certes pas le premier officier de marine à partir alors qu’une épouse et une famille avaient besoin de lui.
Et il ne serait sûrement pas le dernier.
La paix ne pouvait durer très longtemps, quoi que pussent en dire les politiciens et les experts. Trop d’hommes étaient déjà morts, trop de choses restaient en suspens.
Une soixantaine de bâtiments de ligne, sur la centaine que possédait l’Angleterre, avait été désarmée, environ quarante mille marins et fusiliers avaient reçu leur congé : les Français auraient été trop stupides de ne pas profiter de tant de complaisance.
Il essaya de se concentrer sur la destination finale de l’Achate, l’île de San Felipe, située au milieu du passage du Vent, entre Cuba et Haïti, comme une sentinelle aux formes étranges. L’histoire de l’île était aussi agitée et sanglante que celle de bien d’autres aux Antilles. Espagnole à l’origine, elle avait été occupée par la France qui s’en était emparée, jusqu’à la révolution américaine, date à laquelle la Grande-Bretagne l’avait prise après une série d’assauts chèrement payés de part et d’autre.
À présent, comme convenu dans le traité conclu avec la France, l’île, en signe de bonne volonté, devait être rendue à cette dernière. Mais lorsque les vaisseaux de l’amiral Rodney avaient pris l’île en 1782, un an seulement après le lancement de l’Achate, c’était un endroit désert et hostile. À présent, si Bolitho en croyait les renseignements obtenus auprès de l’Amirauté, elle était prospère et florissante.
Le gouverneur actuel était un vice-amiral en retraite, Sir Humphrey Rivers, chevalier du Bain. Il avait refait sa vie sur place et avait même rebaptisé la capitale Georgetown afin de bien marquer que l’île était à jamais sous pavillon britannique.
Il y avait là un port excellent ; l’île tirait sa richesse du sucre, du café et de la mélasse. Son développement économique continu devait beaucoup à une population d’esclaves originellement importés d’Afrique.
L’amiral Sheaffe lui avait expliqué que, pendant la guerre, San Felipe leur avait fourni une position excellente qui commandait les routes vers la Jamaïque, ainsi qu’une base d’importance stratégique pour lutter contre les corsaires ennemis. Mais, en temps de paix, c’était plutôt un pur fardeau pour la Couronne.
Si Bolitho n’avait pas prêté attention à cette remarque en son temps, il n’y accordait guère plus d’importance à présent, tandis que la voiture prenait de la vitesse dans la descente en direction de la mer qui se démasquait sur sa droite.
Après tout, si l’île valait la peine qu’on mourût pour s’en emparer, ne méritait-elle pas d’être conservée ?
Tout cela ressemblait à une trahison, bien plus grave que Bolitho l’eût crue possible. Dans ce cas, pourquoi l’avoir choisi pour cette mission et ne pas avoir envoyé à sa place un diplomate de métier ?
Il nous faut un homme de tact autant qu’un homme d’action, lui avait assuré Sheaffe.
Bolitho eut un sourire amer. Il avait plus d’une fois entendu ce genre de discours. Si vous réussissiez, les louanges allaient à d’autres. Et en cas d’échec, vous ramassiez tous les reproches.
Il chassa ses ordres de ses pensées. Faire des plans au-delà des ordres écrits ne servait de rien. Tout aurait peut-être changé, le temps que son bâtiment ait jeté l’ancre là-bas.
Ne pas avoir Browne comme aide de camp lui donnait un sentiment étrange. Intelligent, versé dans les us de l’Amirauté et du gouvernement, Browne était devenu fort comme un roc depuis qu’il lui avait été affecté. À présent, il avait pris possession de terres et de propriétés dont Bolitho n’avait qu’une vague idée, après la mort de son père, quelques mois plus tôt.
Browne était venu lui rendre visite en Cornouailles pour lui faire ses adieux. Ils en avaient tous deux éprouvé une forte émotion. Bolitho avait alors décidé de demander à Adam Pascœ, son neveu, de le remplacer. Tant de jeunes officiers avaient été renvoyés dans leurs foyers qu’il paraissait honnête de lui proposer ce poste, même si Bolitho rechignait toujours à abuser de son rang pour accorder une faveur. Mais il aimait son neveu comme son propre fils : ils avaient affronté tant de périls ensemble ! Cette nouvelle expérience lui ferait le plus grand bien.
Browne avait levé le sourcil lorsqu’il lui avait fait part de cette idée. Peut-être voulait-il le mettre en garde contre l’idée de prendre pour aide de camp quelqu’un de si proche. On attend d’un aide de camp qu’il se tienne à sa place et qu’il reste impartial lorsque le besoin s’en fait sentir.
Mais, d’un autre côté, le laisser sans embarquement à vingt et un ans, au moment où il avait besoin de saisir la chance de poursuivre sa carrière ? Cet argument avait fini par l’emporter.
Bolitho laissa sa tête retomber sur le siège de cuir.
Valentine Keen, Adam et Allday. Ils se soutiendraient mutuellement. Cette fois, il n’y aurait guère d’autre tête familière à son bord. À moins que ?…
L’Achate avait pris armement dans la flotte du Nord, alors que Bolitho était habitué aux vaisseaux de la côte ouest ou de Spithead.
Belinda avait été si contente en apprenant cette promotion aussi soudaine qu’inattendue, alors qu’il n’aurait rien tant souhaité, lui, que d’être là lorsque leur premier enfant naîtrait !
Vice-amiral de la Rouge. Cela n’importait guère. Certains l’avaient même comparé à Nelson ! Mais, curieusement, cela mettait Bolitho mal à son aise, comme s’il jouait un rôle, un point c’est tout. Ce qu’il y avait de sûr, c’est qu’il était amusant de savoir frères jumeaux l’Achate et le bâtiment favori de Nelson, le dernier qu’il eût commandé avant d’être lui-même promu à la dignité d’amiral. Son fameux Agamemnon venait du même chantier de Bucklers Hard, chez Henry Adams, sur la rivière de Beaulieu.
Le retrait progressif des soixante-quatre présentait un avantage certain : jaugeant plus que tous les éléments plus rapides qu’eux et inversement, ils attiraient tout naturellement des regards d’envie de la part de commandants d’unités plus importantes.
Nelson disait de son petit Agamemnon que c’était un excellent manœuvrier et que, au près serré dans la pire des tempêtes, il pouvait en remontrer à bien des frégates.
Bolitho se demandait si Keen était aussi satisfait de l’Achate. Après avoir quitté le commandement d’un puissant soixante-quatorze, il regrettait peut-être d’avoir accepté la fonction de capitaine de pavillon de Bolitho.
Les chevaux ralentirent pour prendre le trot, quelques moutons traversèrent la route étroite pour s’engager dans un champ.
Une jeune femme, un enfant sur la hanche et portant le déjeuner de son mari enveloppé dans un grand mouchoir rouge, regarda passer la voiture. Elle fit un signe de tête à Bolitho et le gratifia même d’un grand sourire.
Il songea soudain à Belinda. Comment allait-elle faire lorsque leur enfant serait né ? Un fils pour poursuivre la lignée, un fils qui arpenterait le pont d’une nouvelle génération de vaisseaux du roi. Ou peut-être une fille, qui grandirait, ferait la conquête d’un jeune homme à une époque qu’il ne connaîtrait pas.
De sa mission, il n’avait pas dit grand-chose à Belinda. Il voulait lui épargner toute inquiétude. Elle aurait pu également lui en vouloir de la quitter pour cette raison, lorsqu’elle aurait le temps d’y songer.
Il essaya de penser au gouverneur de San Felipe, cet homme qui allait devoir remettre son petit royaume à leur vieille ennemie.
Il jeta un coup d’œil à Allday, qui ballottait doucement au gré des mouvements de la voiture, profondément endormi. Il savait tout de Sir Humphrey Rivers, chevalier du Bain. Bolitho sourit : Allday grappillait des informations sur toutes les allées et venues dans la marine et veillait sur son petit trésor comme une pie surveille sa verroterie et ses perles.
Pendant la révolution américaine, Rivers avait commandé la frégate le Croisé, à peu près à l’époque où Bolitho avait reçu son premier commandement, celui du cotre l’Hirondelle.
Rivers s’était fait un nom en pourchassant les corsaires français et en faisant nombre de prises de tout acabit. Un jour, près de la Chesapeake, alors qu’il poursuivait un brick américain, il avait mal pesé le risque. Son Croisé avait talonné sur les récifs pour n’en plus bouger ; Rivers avait été fait prisonnier, mais était rentré en Angleterre après la guerre.
On disait qu’il s’était fait des amis influents pendant sa captivité. Il avait ensuite été promu au commandement d’une escadre aux Antilles. Il avait placé des fonds à la City de Londres, il possédait des biens à la Jamaïque. Mais on ne sentait pas chez lui l’homme prêt à se plier facilement aux plans conçus par le gouvernement.
Bolitho fit la grimace en se mirant dans la vitre poussiéreuse. Même si ces plans lui étaient présentés par quelqu’un de son rang.
Les roues s’enfoncèrent brusquement dans des nids-de-poule, la voiture fut prise de violentes secousses et Bolitho ferma les yeux : sa blessure à la cuisse, brusquement réveillée, lui faisait l’effet d’une pince chauffée au rouge.
Belinda avait réussi à lui faire oublier même cela. De temps en temps, lorsque la douleur revenait, il se remettait à boiter et cela l’humiliait, à cause d’elle.
Il se trémoussa sur la banquette en se remémorant leur dernière nuit, son corps si doux contre le sien, les mots intimes qu’ils avaient échangés, noyés dans leur passion partagée. Elle avait déposé un baiser sur sa blessure, là où cette balle de mousquet et les instruments du chirurgien avaient laissé une vilaine cicatrice et fait de cette marque plus un objet de fierté qu’un souvenir cruel.
C’était tout cela et bien plus encore qu’il laissait derrière lui à chaque tour de roue. Ce soir, ce serait bien pis encore, lorsque la voiture s’arrêterait à Torbay pour changer les chevaux. Mieux valait, tout compte fait, rejoindre son bâtiment et appareiller à la première marée, en chassant tout regret de ce qu’on laissait derrière soi.
Il se tourna vers Allday. Qu’éprouvait-il au fond de lui-même en quittant une fois encore la terre pour un avenir aussi incertain que la ligne d’horizon ?
La marque de misaine ! Allday en était fier comme un enfant. Voilà une chose que l’amiral Sheaffe ne comprendrait jamais.